Prostituée, et qui fournit la salive!

« J’étais persuadé que la misère ne relevait pas de la fatalité, qu’elle s’inspirait exclusivement des mentalités. Tout se façonne dans la tête. Ce que les yeux découvrent, l’esprit l’adopte, et on pense que c’est là la réalité immuable des êtres et des choses. Pourtant, il suffit de détourner un instant son attention de la mauvaise passe pour déceler un autre chemin, neuf comme un sou, et si mystérieux que l’on se surprend à rêver… A Jenane Jato, on ne rêvait pas. Les gens avaient décidé que leur destin était scellé et qu’il n’y avait rien d’autre autour, ni derrière ni en dessous. A force de regarder la vie du côté où le bât blesse, ils avaient fini par faire corps et âme avec leur strabisme. » Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit.

Dans l’antiquité, un vestiplice était un esclave chargé de la robe de son maître : cela requérait un certain savoir-faire que de draper celui-ci dans une étoffe en des plis compliqués. J’appelle vestiplice, par extension, les larbins contemporains, chargé d’enjoliver les mythes impérialistes avec de jolies formules, à même de masquer la difformité du concept en le drapant dans les replis de leur pompeux verbiage.

anticoloniale

La citation en épigraphe illustre à merveille l’un de ces mythes : que le peuple algérien est fataliste (et mérite sa misère, laquelle n’est qu’une construction de son esprit fataliste), et donne la justification d’un autre mythe, que se répètent les aliénés à qui mieux mieux : LES ALGERIENS NE PARDONNENT PAS A CEUX QUI REUSSISSENT.

Ce peuple se trouve ainsi décrit comme une tourbe de fatalistes résignés, qui n’ont de sursaut d’énergie que pour fustiger le volontariste, lequel, en s’échappant de ce magma pour l’eldorado méritocrate de l’Occident mythifié, fournit l’éclatante et irréfragable preuve de leur immobilisme. « Misère généralisée s’en trouve allégée » (idha 3ammet khaffet) : en contrevenant à ce principe, en faisant exception à la règle du défaitisme congénital des siens, le « volontariste » fait sentir aux soi-disant fatalistes le poids de leur faillite, d’où son mépris hautain envers ce peuple « qui ne pardonne pas à ceux qui réussissent ».

Tout cela afin de signifier plus ou moins clairement que le reniement de ce peuple-boulet, pour celui qui ne veut pas s’enfoncer avec lui dans la vase de l’échec, est non seulement un droit, mais un devoir !

Or, qu’est-ce que leur « réussite », en définitive ? Rien d’autre que la cooptation par les culturo-mondains du spectacle occidental (au sens debordien* du terme) en échange du trépignement de son peuple d’origine, rien d’autre que l’extraction du vestiplice de cet indigénat, en usant de celui-ci comme marchepied pour se hisser à bord de l’hélico à destination du paradis artificiel de la réussite médiatique.

Car si les vestiplices du néo-colonialisme « réussissent », ce n’est jamais qu’en cassant du sucre sur le dos de leur peuple, en « cassant du fell », dirait Courrière-la-groupie-des-paras : autres temps, mêmes mœurs, chez les troupes internes, la plume ne fait que remplacer le fusil chez cette harka des lettres. Casser du sucre sur le dos de son peuple, pour ensuite triompher, lorsqu’on leur reproche ces vils procédés : « Vous voyez ! Ce peuple ne pardonne pas à ceux qui réussissent ! »

« Votre bonheur abject n’est pas le mien ! », écrivait Montherlant, au sujet de la conception bourgeoise du bonheur. De même, devant ce mythe : « les algériens ne pardonnent pas à ceux qui réussissent », face à ce psychologisme réducteur, confortable et simpliste, qui traite de « jaloux » quiconque n’applaudit pas béatement l’auto-flagellation des idoles néo-coloniales, il n’y a qu’à répondre : « Yaw ta conception abjecte de la réussite n’est pas la nôtre ! » Autrement dit : nous ne trouvons rien d’enviable à ton aliénation, pauvre vestiplice, larbin qui se croit pair de ceux qui l’ont stipendié.

Et du coup, sortis du psychologisme et du pathos, pour le terrain de l’analyse et du concept, les mythes et autres lieux communs perdent pied et se débandent ; les culturo-mondains ne s’y trompent pas, et ne s’y laissent guère entraîner. De « cordonnier pas plus haut que la chaussure », ils ont su induire : « vestiplice, jamais dessous la robe ! ». Ainsi, ces négateurs de l’histoire – démarche inhérente à tout essentialisme – savent en tirer les enseignements nécessaires à la pérennisation de leurs pratiques de maquereau.

Pauvre Histoire ! Prostituée, et qui fournit la salive au discours néo-colonial ! En l’occurrence, l’adage populaire n’a jamais été aussi éloquent…

Ecrit par: Djawad Rostom Touati

*comme défini par Guy Debord

2 réflexions sur « Prostituée, et qui fournit la salive! »

  1. Je trouve ta traduction « Misère généralisée s’en trouve allégée » très belle.
    Sinon concernant Khadra, je n’ai lu que « Les agneaux du Seigneur » que j’ai trouvé très bien. Et justement je me demande s’il a tant changé depuis l’an 2000, pour devenir si critiquable et si adaptable au cinéma, si bon médium au néo-colonialisme…

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  2. Merci pour le compliment kho.

    Déjà dans « les agneaux du Seigneur », on pouvait voir son grand défaut – celui de l’époque, d’ailleurs – à savoir: la réduction psychologiste. Mais rien à voir avec la thèse nauséabonde de « l’attentat » (avant « ce que le jour doit.. »): le droit de renier ses origines, son pays occupé, pour rejoindre les rangs de l’occupant, au nom de la réussite personnelle. Reniement justifié par la grandeur de l’accomplissement personnel (devenir chirurgien), par la description réductrice du peuple renié, et par l’indifférence au conflit entre occupant et occupé, que l’on renvoie dos à dos comme si les forces en présence étaient égales, comme s’il ne s’agissait que d’une guerre civile et fratricide entre deux forces égales qui se chamaillent aveuglément, et non d’un rapport violent et inique de colonisateur à colonisé. Négation de la réalité qui justifie le droit à la neutralité, à l’indifférence, et à la poursuite de l’ambition personnelle dans l’individualisme le plus nauséabond, maquillé de jolies phrases toutes faites sur la noblesse du métier de chirurgien, la beauté des étoiles et les lumières de je ne sais quoi encore.

    Lâcheté saupoudrée de guimauve: recette infaillible pour finir sur grand écran.

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