Dans «La Société du Spectacle», si Debord fait souvent explicitement référence à Marx, sa notion de «spectacle» et son livre sont fortement inspirés d’une œuvre de Lukacs, dont il cite d’ailleurs un extrait en épigraphe du chapitre «la marchandise comme spectacle»: «Histoire et conscience de classe.» Et plus précisément d’une des notions clés de cet ouvrage: La réification.
Du latin res, chose, Lukacs applique ce concept de «transformation en chose» aux rapports sociaux. Il nous explique d’ailleurs: «L’essence de la structure marchande a déjà été souvent soulignée: elle repose sur le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose, d’une «objectivité illusoire» qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre hommes.»
Ou encore: «La réification fait s’opposer à l’homme sa propre activité, son propre travail comme quelque chose d’objectif, d’indépendant de lui et qui le domine par des lois propres, étrangères à l’homme.» Ainsi on pourrait dire que la réification est la transformation de la vie même de l’homme, en entité objective, avec ses lois indépendantes, « auxquelles l’homme se soumet au lieu de les contrôler. » (Marx).
Comment s’opère cette réification au niveau du travailleur? Lukacs nous l’explique: «D’une part, le processus du travail est morcelé, dans une proportion toujours sans cesse croissante, en opération partielles abstraitement rationnelles, ce qui disloque la relation du travailleur au produit comme totalité, et réduit son travail à une fonction spéciale se répétant mécaniquement. […] Avec la décomposition moderne, «psychologique» du processus du travail (système de Taylor), cette mécanisation rationnelle pénètre jusqu’à «l’âme» du travailleur: même ses propriétés psychologiques sont séparées de l’ensemble de sa personnalité et sont objectivées par rapport à celle-ci, pour pouvoir être intégrées à des systèmes spéciaux rationnels et ramenées au concept calculateur.»
«L’homme est incorporé comme partie mécanisée dans un système mécanique qu’il trouve devant lui, achevé et fonctionnant dans une totale indépendance par rapport à lui, aux lois duquel il doit se soumettre. Cette soumission s’accroît encore du fait que plus la rationalisation et la mécanisation du processus du travail augmentent, plus l’activité du travailleur perd son caractère d’activité POUR DEVENIR UNE ATTITUDE CONTEMPLATIVE.» On commence à entrevoir le spectateur dont nous parle Debord, mais lisons encore Lukacs :
«Le travail parcellaire mécanisé, déjà objectivation de la force de travail face à l’ensemble de la personnalité – qui était déjà accomplie par la vente de leur force de travail comme marchandise – est transformée en réalité quotidienne durable et insurmontable, au point qu’ici aussi la personnalité DEVIENT LE SPECTATEUR IMPUISSANT de tout ce qui arrive à sa propre existence, parcelle isolée et intégrée à un système étranger.»
Cette fois nous y sommes! Ainsi, de la réification chez le travailleur qui contemple son activité, dont il se sent séparé par la médiation d’un système étranger, Debord induit la réification chez le spectateur moderne qui contemple sa vie, dont il se sent séparé par le même système étranger arrivé à un stade de développement hégémonique; Debord écrit:
«L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi: plus il contemple, moins il vit; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout.»
Et lorsque Lukacs nous dit: «En s’objectivant et en devenant marchandise, une fonction de l’homme (le travail) manifeste avec une vigueur extrême le caractère déshumanisé et déshumanisant de la relation marchande», on serait en droit d’espérer, face à cette déshumanisation, un mouvement de révolte; mais Debord énonce que désormais, le spectacle a trouvé la parade: à la frustration enrageante née de cette passivité, répond non plus la répression, mais l’achat-passion qui désamorce cette rage, comme biais émotionnel et psychologique à cette frustration: «Celui qui subit passivement son sort quotidiennement étranger est donc poussé vers une folie qui réagit illusoirement à ce sort, en recourant à des techniques magiques. La reconnaissance et la consommation des marchandises sont au centre de cette pseudo-réponse à une communication sans réponse. Le besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale. Selon les termes que Gabel applique à un niveau pathologique tout autre, «le besoin anormal de représentation compense ici un sentiment torturant d’être en marge de l’existence.»
Désir mimétique et idéologie du désir: les deux piliers de l’immobilisme chez l’aliéné moderne.
Et lorsque Lukacs énonce une thèse à même de mobiliser les travaux d’une vie pour la développer: «Le dislocation de l’objet de la production est nécessairement la dislocation de son sujet», Debord va s’y employer:
«L’origine du spectacle est la perte de l’unité du monde, et l’expansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte: l’abstraction de tout travail particulier et l’abstraction générale de la production d’ensemble se traduisent parfaitement dans le spectacle, dont le mode d’être concret est justement l’abstraction. Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé.»
Debord nous dit encore: «Le travailleur ne se produit pas lui-même, il produit une puissance indépendante. Le succès de cette production, son abondance, revient vers le producteur comme abondance de la dépossession. Tout le temps et l’espace de son monde lui deviennent étrangers avec l’accumulation de ses produits aliénés. Le spectacle est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire. Les forces mêmes qui nous ont échappé se montrent à nous dans toute leur puissance.»
Joseph Gabel s’y est employé aussi, que cite Debord dans les thèses suivantes:
«Le parallélisme entre l’idéologie et la schizophrénie établi par Gabel (La Fausse Conscience) doit être placé dans ce processus économique de matérialisation de l’idéologie. Ce que l’idéologie était déjà, la société l’est devenue. La désinsertion de la praxis, et la fausse conscience antidialectique qui l’accompagne, voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie quotidienne soumise au spectacle; qu’il faut comprendre comme une organisation systématique de la «défaillance de la faculté de rencontre», et comme son remplacement par un fait hallucinatoire social: la fausse conscience de la rencontre, l’«illusion de la rencontre». Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. L’idéologie est chez elle; la séparation a bâti son monde.»
«Dans les tableaux cliniques de la schizophrénie», dit Gabel, «décadence de la dialectique de la totalité (avec comme forme extrême la dissociation) et décadence de la dialectique du devenir (avec comme forme extrême la catatonie) semblent bien solidaires.» Debord poursuit: «La conscience spectatrice, prisonnière d’un univers aplati, borné par l’écran du spectacle, derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l’entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise.»
Avant d’en arriver à la réification, Lukacs rappelle dans son ouvrage: «L’essence du marxisme scientifique consiste à reconnaître l’indépendance des forces motrices réelles de l’histoire par rapport à la conscience (psychologique) que les gens en ont.» Lukacs rappelait ainsi la phrase de Marx: «Les hommes font l’histoire à leur insu.» Or, Debord va nous expliquer que le spectacle va s’ingénier à transformer cette inconscience en AMNÉSIE: «La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général; et d’abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. Une si flagrante évidence n’a pas besoin d’être expliquée. Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché.»
Ainsi, toute proche de nous dans le temps, et déjà emportée par «le torrent de l’inutilité» (Montherlant) que charrie le spectacle, la lutte qui a opposé nos culturo-mondains, imbus de leur statut de «citoyens du monde», qui les place au-dessus des drames humains, et une poignées d’intellectuels qui dénonçaient la participation éhontée à un salon du livre en l’honneur d’un état colonialiste et génocidaire. «L’absence de conviction des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de leurs convictions personnelles ne peut se comprendre que comme le point culminant de la réification capitaliste», disait Lukacs. Ainsi, lorsque citoyen du monde devient citoyen hors du monde, ce monde réel, avec ses drames et ses causes humains, devient réifié, et supprimé par un simple mouvement de pensée dans la tête de l’aliéné: exit le drame palestinien, dans un monde objectivé d’où l’on retranche tout ce qui fait tâche dans le spectacle.
Car c’est bien le capitalisme, nous dit Lukacs, qui «a, le premier, produit, avec une structure économique unifiée pour toute la société, une structure de conscience – formellement – unitaire pour l’ensemble de cette société.» Et Debord, approuve sans doute, puisqu’il dit: «Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle.»
Lukacs nous explique aussi que «la pensée bourgeoise a pour point de départ et pour but, même inconsciemment, l’apologie de l’ordre des choses existant, ou, du moins, la démonstration de son immuabilité.»
Résultat de cette «pensée», pour Lukacs: «La structure marchande de toutes les «choses» et la conformité de leurs relations à des «lois naturelles» étant, pour l’individu, quelque chose de préexistant sous une forme achevée, quelque chose de donné qui ne peut être supprimé.»
Et ce résultat est renforcé, rabâché, MONTRÉ dans le spectacle comme un ordre naturel qui n’est plus à DÉMONTRER, à justifier, et qui ne peut donc être démonté et transformé (par la révolution), car n’étant plus le résultat d’une révolution datée, d’un développement historique (escamoté), mais relevant d’un ordre naturel de toute éternité: «Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C’est l’autoportrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence. L’apparence fétichiste de pure objectivité dans les relations spectaculaires cache leur caractère de relation entre hommes et entre classes: une SECONDE NATURE paraît dominer notre environnement de ses lois fatales.» Debord. Cela nous rappelle Barthes, dans «Mythologies»: «… L’idée première d’un monde perfectible, mobile, produira l’image renversée d’une humanité immuable, définie par une identité infiniment recommencée. Bref, en société bourgeoise contemporaine, le passage du réel à l’idéologique se définit comme le passage d’une anti-physis à une PSEUDO-PHYSIS.»
Et les contradictions de cet ordre posé comme naturel, et qui s’exacerbent durant ses crises cycliques, ne sont, selon les spécialistes stipendiés de ce système, que la conséquence de notre soumission partielle à cet ordre si impérieux, et qui exige, pour faire le bonheur de ses adhérents, une soumission totale. Ainsi «la crise du libéralisme ne peut se soigner que par… encore plus de libéralisme», ironisait M. Bouhamidi. Cependant que, nous dit Lukacs, «dans les sciences naturelles, la contradiction est symptôme du caractère inachevé de la connaissance; dans la réalité sociale, la contradiction appartient d’une manière indissoluble à l’essence de la réalité même, à l’essence de la société capitaliste.»
Enfin, pour conclure, et faire notre propre parallèle entre Lukacs et la société contemporaine, Lukacs décrivait le système de production capitaliste comme «une élimination toujours plus grande des propriétés qualitatives, humaines et individuelles du travailleur». Autrement dit: la qualité désormais ESSENTIELLE du travailleur est d’être sans qualité: impersonnel, interchangeable, dans la production UNIFORMISÉE.
Or, aujourd’hui que chaque aliéné croit SE DISTINGUER en affichant, dans sa consommation ostentatoire, les ersatz du système capitaliste produits EN MASSE ET EN SÉRIE, sans jamais être frappé par cette contradiction, ce mimétisme illustre à merveille cette «élimination toujours plus grande des propriétés qualitatives, humaines et individuelles» de l’aliéné moderne: le consommateur spectateur.
Et puisque la soumission et la passivité du travailleur prennent leurs racines au cœur même du système de production qui l’aliène, il n’est guère étonnant qu’en tant que «citoyen», artiste, intellectuel, il est tout aussi soumis aux dogmes de ce système, et qu’aucune humiliation consciente ne peut secouer la chape de plomb qui recouvre sa fausse conscience. Mais c’est là le sujet du film qui sera projeté le Samedi 30. Nous y reviendrons alors plus longuement.
Ecrit par: Djawad Rostom Touati
Photo: Dario Maglionico, Reificazione (Réification) – Riva Arte Contemporanea, Lecce (Italie)
je découvre et je trouve que c’est bien !
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Merci monsieur!
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Merci, M. Bouhamidi !
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