« Le peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un peuple arrêté dans son évolution, imperméable à la raison, incapable de diriger ses propres affaires, exigeant la présence permanente d’une direction. » Frantz Fanon, in « Les Damnés de la terre« .
Dans une époque de mystification généralisée et de « superstitions spectaculaires » (Debord), on imagine de pauvres et rares intellectuels sérieux brandissant leurs études dûment appuyées de statistiques : « Qui veut des faits ? Des faits prouvés et avérés ? » Mais en dehors de quelques passants compatissants et solidaires, nulle audience pour ces parias de l’intelligentsia aux ordres. L’intellectuel sérieux, qui fait primer le fait sur le mythe, est la petite fille aux allumettes de notre époque : ce qu’il propose a certes l’air d’avoir quelque vague utilité, mais ô combien désuète ! Et comme sa personne ne paye pas de mine ! Pas de devanture (la télé), de placards publicitaires (la presse), rien qui puisse étoffer un tant soit peu l’IMAGE et de l’intellectuel, et du discours qu’il propose.
Pour paraphraser Montherlant, dans la société du spectacle, ce n’est pas ce qui est qui importe, mais ce que l’on croit qui est. Truisme ? Encore faut-il le faire admettre.
Prenons l’exemple de ce que j’appellerai l’idolâtrie du mystifié, qui perçoit l’énonciation des faits à contre-courant des mythes néocoloniaux comme des « voix », insidieuses et lancinantes, qui viennent perturber la quiétude de son esprit confortablement installé et amolli dans la tiédeur et la sécurité de sa fausse conscience.
Percevant un monde éternellement fixé par la mythologie bourgeoise dans une essence immuable, ces « voix » perturbent donc le confort et la sécurité de l’aliéné, en ce qu’elles ébranlent la fixité de son monde balisé de mythes et lui montrent, sous l’image glacé et HALLUCINATOIRE de ses superstitions spectaculaires, un monde dynamique en devenir, à un moment historique crucial où se joue un avenir qui reste à faire et à conquérir de haute lutte. Rejetant celle-ci pour le confort de l’avenir tout fait, car relevant d’un monde fixé dans une essence éternelle, rejetant l’effort de désaliénation et de réappropriation du moi, de l’histoire et des moyens de production, pour le confort relatif de la servitude volontaire, de la névrose objective et de l’amnésie historique, l’aliéné conjure ces « voix » par un procédé INCANTATOIRE : la récitation du mythe.
Ainsi, à celui à qui vous opposez, noir sur blanc, statistiques et références à l’appui, des FAITS, tout ce que trouvera l’aliéné à vous rétorquer, ce sera la régurgitation exacte et in extenso du mythe que vous venez de dégommer. C’est qu’il faut se rendre à l’évidence : avec l’aliéné, c’est un dialogue de sourds. En vous jetant le mythe à la figure, ce n’est pas à vous que l’aliéné s’adresse, mais à soi-même : il récite INCANTATOIREMENT le mythe pour SE RASSURER : « Non, le monde auquel je crois est vrai, ma perception n’est pas illusoire, mon moi et donc ma vie m’appartiennent. »
En récitant le mythe – contre preuves et faits avérés – l’aliéné réaffirme SA PROFESSION DE FOI en un monde mythique dans lequel il a accepté d’installer sa fausse conscience. Cette dégénérescence de la pratique religieuse montre qu’in fine, l’aliéné est un idolâtre : « Il est égal pour eux que tu les avertisses ou pas. »
Ainsi, se gaussant de la soi-disant « pensée magique » de ses coreligionnaires, l’aliéné ne voit pas, le pauvre, qu’il baigne dedans jusqu’aux lobes frontaux !