J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt les jeunes de la meute littéraire sur radio RAJ, à l’occasion du 54ème anniversaire de l’indépendance. Cela m’a permis de me confronter au regard que porte ce collectif de jeunes engagés sur les conquêtes, les acquis mais aussi les reculs et les échecs qui marquent ce parcours de plus d’un demi siècle et sur les problèmes et défis qu’il soulève aujourd’hui. Porter la parole de l’engagement progressiste en public dans le contexte de reflux d’aujourd’hui, ce n’est pas tâche aisée et c’est pour cela que ce collectif mérite d’être félicité. Le travail était d’autant plus compliqué, sans doute, que le cadre tracé par les questions qui ont été posées au collectif était tout à fait dans l’air du temps, conforme à l’hégémonie des idées libérales qui domine le monde aujourd’hui, presque sans partage.
L’air du temps
Même l’autonomie lexicale nous est refusée. Les mêmes mots et expressions servent à tous : les riches et les pauvres, les travailleurs et les patrons, les ex-colonisés et les ex-colonisateurs, le maître et son esclave, le serf et son seigneur. Le pouvoir terminologique, qui affirme et met en exergue la sphère de nos intérêts nationaux, s’estompe devant la puissance du verbe globalisé qui nous dessine jusqu’aux contours du camp de nos amis et de nos alliés en nous désignant les lignes de nos ennemis. Communauté internationale, climat des affaires, gouvernance, économie de marché, réformes structurelles, Etat providence, souverainisme, société civile, droits de l’homme, liberté, démocratie, devoir d’ingérence, gagnant- gagnant, paix sociale, employabilité, etc, etc, sans oublier la sempiternelle tarte à la crème de l’économie rentière et de l’Etat rentier, ces mots de l’errance indigène dans la mondialisation «impérative» ont déclassé indépendance nationale, souveraineté nationale, développement national, système productif national, justice sociale, … qui balisent la terre ferme de notre individualité historique nationale, mais qui sont, à présent, dénigrés pour cause, dit-on, de péremption.
A défaut d’homogénéiser les niveaux de vie, les niveaux de bien-être social, les niveaux de développement des peuples de la planète, la mondialisation homogénéise le lexique dans lequel nous devons joyeusement puiser le vocabulaire pour dire ce que nous sommes et ce que nous voulons être, et en extraire la grille de lecture de notre propre réalité. La fabrique de l’agenda politique occidental accorde une attention stratégique aux mots qui doivent le servir. La mode est à la mise au point, par des spécialistes de la communication et de la propagande, de ce qu’on appelle des « éléments de langage » destinés à être repris et répétés ad nauséam par hommes politiques, radio, télé, etc..
Mais, pas plus qu’il n’y a de pouvoir d’achat de « l’Algérien en général », il n’y a de démocratie en général, de libertés en général, de combat citoyen où se diluent la cause des patrons et celles des ouvriers, etc. Les représentations de la question des libertés et de la démocratie qui font fi des contradictions sociales, les rendant illisibles et inaudibles diffusent un brouillage de sens épais et intense sur la question–clé de la nature sociale de l’Etat aujourd’hui. Étrange chemin de la démocratie, en effet, qui passe par la liquidation de centaines d’entreprises publiques, le licenciement de centaines de milliers de travailleurs, l’abandon de l’approvisionnement du marché national en biens de consommation aux lobbies de la rapine et de la prédation avec le soutien bienveillant et intéressé de nos « partenaires » occidentaux, la précarisation de larges couches de la population et surtout d’une majorité de la jeunesse, avec une population d’occupés formée aux trois-quarts d’occasionnels, des cohortes de diplômé(e)s du supérieur sans débouchés dignes de ce nom, le musèlement de l’expression des courants patriotiques et de progrès et l’étouffement des revendications des travailleurs
Chez les jeunes, cible privilégiée de l’offensive idéologique du libéralisme, on diffuse, à la manière d’un conte de fées, l’image séduisante d’un capitalisme idéalisé où « mon statut social dépend de mon mérite intrinsèque, de mes compétences réelles et de mon effort ». L’ordre marchand capitaliste prétendument fondé sur le contrat leur est présenté comme une libération par rapport à l’arbitraire et à l’opacité de la soumission à la relation de co-obligés de l’État propriétaire de la « rente pétrolière »
On encourage chez eux le culte de l’immédiateté des avantages, la faculté de « remettre en question » mais pour les empêcher de poser les vraies questions, celle ayant trait aux racines profondes de leur situation. Quel est le système social qui leur fauche l’horizon ? Quels sont les mécanismes politiques et socioéconomiques qui bloquent les transformations structurelles qui leur auraient ouvert de véritables perspectives ? Qui condamne leur pays au non développement, à l’impasse ? On flatte et on exacerbe leur désir de nouveauté radicale pour le canaliser au service des buts de pouvoir des forces de l’argent et de la chkara[1]. Il s’agit de faire l’unanimité des jeunes autour de l’adhésion au libéralisme économique et de ses valeurs : liberté d’entreprendre, confiance, climat des affaires, tidjara halal[2], chriki[3], chaabi versus houkouma[4], etc. Chez les filles tout particulièrement, l’expérience scolaire, y compris celle des réseaux sociaux d’internet a ouvert les horizons et élevé les attentes en matière d’émancipation individuelle, renforçant le désir légitime d’autonomie personnelle et de réalisation de soi en même temps que le divorce entre l’expérience individuelle et l’ordre social communautaro-dirigiste conservateur dominant. « Le Je veut s’émanciper du Nous ». Mais, alors que leurs légitimes aspirations à l’émancipation et au progrès n’ont trouvé par le passé et ne trouveront à l’avenir de véritable réalisation que dans une politique de développement national authentique, on s’efforce de les dévoyer pour booster l’idéologie libérale et le rejet de l’Etat développementiste. Un battage médiatique systématique vise à propager dans toutes les tranches d’âge mais aussi dans toutes les catégories sociales le sentiment de l’urgence que ça ne peut plus continuer comme avant, cet avant n’étant pas le système du libéralisme destructeur qui nous a conduit à l’impasse actuelle, mais ce qui reste de potentiel de développement national autonome. Le modèle de référence en crise n’offre aucune issue véritable aux problèmes de la jeunesse mais son hégémonie idéologique est prégnante et sa contestation et sa remise en cause ne se systématisent pas, ne se généralisent pas, ne s’amplifient pas. Dépolitisé et fragmenté, le mouvement populaire peut-t-il envisager des luttes » contre le système », pour la démocratie, sans remettre en cause la politique qui a produit les trois décennies de dévastations économiques et sociales dont il a été la première victime alors même qu’il constitue toujours la cible programmée du round à venir des restructurations libérales ?
L’effort de clarification nécessaire ici, rend indispensable un petit retour au passé proche
Au lendemain de l’indépendance, le système politique qui s’est imposé est un système politique monopartite qui ne tolère ni contre pouvoirs ni expression autonome, où les consensus sont construits, en règle générale, d’autorité, qui sous-estime les contradictions spécifiques au mode de construction nationale autonome. Le modèle qui va s’imposer, autoritairement, à coups d’ordonnances semble alors correspondre aux exigences suprêmes du rattrapage d’un immense retard historique. En d’autres termes ce qui urge, ce n’est ni l’État politique ni l’État de droit.
Même le courant qui se réclame du marxisme, considère la politique comme d’abord et avant tout « lieu de transformation du social » Et c’est « la priorité de l’heure » et non les formes politiques de représentation des intérêts sociaux dans une société, dont la structure sociale est si faiblement stratifiée. Les problématiques de choix et d’alternatives tout comme celle de pluralité des pouvoirs apparaissent tout simplement étrangères à ce contexte. L’impératif de construction étatique et de sa cohésion prime sur le reste. Un seul crédo : l’édification de l’État-complexe institutionnel « appelé à survivre aux hommes », selon la formule du colonel Boumediene, son concepteur et la bataille de l’édification nationale. C’est une période d’extraordinaire mobilité sociale, d’accélération de l’histoire qui a fait basculer des millions d’Algériens dans l’univers des attributs matériels de la vie moderne, jusqu’alors classe gardée de la population européenne. Ils ont connu deux décennies durant, une ère de progrès, avec le développement de l’emploi et de la salarisation, l’instruction généralisée, l’accès, certes inégal, au confort domestique, le logement, les bienfaits de l’électricité et du gaz, l’eau courante. Cet état national est le leur. Mais, cet État national en construction n’a pas laissé de place à l’expression des luttes pour les libertés démocratiques et syndicales et a proscrit les luttes pour les libertés politiques. Ce raccourci politico-institutionnel pensé comme le moyen de rattraper le retard historique a fait l’économie de la réflexion collective et du débat démocratique autour de la question des différentes variantes susceptibles d’être mises en œuvre pour la politique de développement et des conditions de succès de celle-ci. La démocratisation de la vie politique a été présentée comme une conséquence du changement de société, et non une de ses causes. Dès lors, la question que cette disparition brutale posait était : le système politique instauré au lendemain de l’indépendance et surtout après le coup d’État du 19 juin peut-il encore servir de cadre pour la concrétisation du développement national dans le progrès et la justice sociale sans des avancées démocratiques radicales dont il faut promouvoir les formes, les structures et les superstructures appropriées à cette étape. Car, la démocratie est un élément décisif de la transformation de la société. Elle est le moyen du changement, la condition de la dynamique sociale d’appropriation du changement et donc de sa réussite
Cette voie de développement national parce qu’elle créait les conditions économiques et sociales, la base objective pour l’essor des libertés démocratiques, créait en même temps les conditions d’un dépassement des limites politiques et idéologiques du mouvement national. Elle sera remise en question et abandonnée avant même que ses insuffisances aient pues être corrigées.
La problématique actuelle : un constat de crise du régime apparemment convergent
A première vue, on peut relever une certaine convergence sur le constat de fossé profond qui sépare gouvernants et gouvernés, dont l’évidence est attestée par de très nombreux indices, parmi les plus caractéristiques desquels on peut retenir :
-La généralisation des mouvements de protestation qui tournent systématiquement à l’émeute ou, plus précisément, le climat d’émeutes sociales à l’état endémique
– La faillite des instruments de régulation politique et sociale illustrée par l’autoritarisme et l’arbitraire érigés en méthode de gouvernement et le recours de plus en plus fréquent aux structures traditionnelles et tribales de médiation dans le règlement de conflits locaux de caractère clanique qui prennent une ampleur grandissante
– Les taux élevés d’abstention qui témoignent de l’absence totale de crédit accordé au système représentatif en place et qui reflètent la conviction ancrée dans la conscience de presque toutes les franges de la population que les élections sont préfabriquées et truquées et que leurs voix ne serviront à rien.
– L’intime conviction de ne pas compter, de ne pas être entendus, de ne pas avoir prise sur les décisions, que partagent tous les secteurs de la société et qui s’exprime dans le désintérêt pour la chose politique et la désaffection pour les affaires publiques en général
-Le sentiment de clôture de la perspective sociale qui habite toutes les catégories de la jeunesse et qui s’exprime dans le phénomène grandissant de la harga[5] et de l’exil de manière plus générale.
-L’image de principe foncièrement négative que se font les couches de jeunes, qui forment près de 70% de la population, d’un système qu’ils ne perçoivent plus qu’à travers les barrages, les contrôles, les passes droits, la combine, l’injustice.
-Le discrédit général qui frappe tous les appareils de pouvoir assimilés à des sources d’enrichissement personnel et familial, de corruption et de trafics en tous genres.
En somme, un tableau de crise indéniable qui se traduit par l’opinion générale que le système est devenu un obstacle pour la réalisation des aspirations de presque toutes les strates de la société et même, paradoxalement, un frein, dans sa configuration politique actuelle, pour les ambitions de pouvoir hégémonistes des catégories qui en tirent leurs privilèges exorbitants. Une situation qui appelle, en conséquence, un changement politique et institutionnel radical. Cependant, si on entrevoit la nécessité d’un changement, on ne parvient pas encore à en déterminer le but et les moyens de l’atteindre. La question, n’est pas, en effet, faut-il ou non changer ce système, tout le monde semble en convenir à présent. Mais la convergence apparente sur le constat des symptômes d’une crise profonde du régime et sur le besoin d’un changement conséquent ne doit pas faire illusion sur un consensus quant aux causes de cette crise et à la finalité du changement. Ces questions demeurent, on doit le noter, soigneusement évacuées du champ de la réflexion. Or, on ne peut aborder la question clé des conditions d’une sortie véritable de la crise du système, c’est-à-dire qui va au-delà de la façade institutionnelle, sans mettre au centre des préoccupations l’analyse des causes profondes, des racines socioéconomiques de cette crise.
Un changement de régime, comment et dans quel but ?
Un changement est nécessaire, oui mais comment et dans quels buts? Sur ce chapitre, on doit observer que la scène est dominée quasi exclusivement par les réflexions axées sur la refonte des formes institutionnelles et des structures du pouvoir. Avec en ligne de mire, l’émancipation de « l’autoritarisme rentier »[6].Ainsi, pour le courant mainstream, l’objectif qui doit exprimer le sens du changement de système est le régime du droit et de l’Etat de droit, avec des pouvoirs séparés et équilibrés et le respect des libertés individuelles et collectives[7]. Poser, cependant, le problème du changement du régime politique dans cette optique restreinte, déconnectée de la question fondamentale du système social, laisse dans l’ombre, sinon évacue de son champ de préoccupation, le problème du soubassement socio-économique de la perspective proposée. Faire émerger un système juridique de quel paysage économique et social ? La question de la reconfiguration des structures institutionnelles et politiques du pouvoir ne saurait être envisagée en soi et pour soi, en laissant en suspens les interrogations relatives à ses déterminants structurels, à ses forces motrices, à son contenu socioéconomique, bref à ses enjeux essentiels.
En d’autres termes, un changement institutionnel et politique à quelles fins ?
– pour passer une vitesse supérieure dans la libéralisation économique et l’insertion dans la mondialisation libérale et financière, porteuses d’exclusion sociale, d’aggravation des inégalités sociales et territoriales, d’approfondissement de la dépendance et donc grosses de risques de dislocation du tissu social et d’effondrement de l’Etat national,
-pour instaurer la démocratie dans son volet libéral, droits de la propriété privée, des contrats, de la libre concurrence, et l’État de Droit qui garantit la propriété privée, en définitive une démocratie qui s’accommode de l’absence de droits économiques et sociaux comme du statut d’économie dépendante, de périphérie capitaliste subordonnée et dont le multipartisme relève de la nécessité fonctionnelle car il importe de fournir un exutoire aux tensions et frustrations engendrées inévitablement par la libéralisation économique, en un mot, une libéralisation politique offerte comme exutoire pour les victimes des nouvelles règles du jeu ou,
-en tant que levier pour relever les défis de la démocratisation des rapports sociaux, de l’élargissement et de l’affermissement des pouvoirs de négociation des organisations syndicales et ceux de participation des organisations de jeunes, de femmes, etc, où le processus de démocratie accompagne le développement économique et social et où l’économie est un moyen au service d’une fin qui consiste à développer le pays et à construire une vie heureuse et digne pour son peuple et finalement un changement au service du renforcement des bases populaires d’un projet de développement national souverain qui apporte progrès, bien-être et justice ?
En réalité, une problématique des formes institutionnelles et politiques du régime dissociée de l’analyse de sa nature sociale et de ses contradictions, ne peut que faire l’impasse sur ces enjeux.
Ecrit par: Abdelatif Rebah, économiste, expert en énergie et auteur de plusieurs ouvrages sur les questions économiques en Algérie.
lien vers l’émission de radio RAJ: http://raj-dz.com/radioraj/2016/07/07/regard-portent-jeunes-lalgerie-54-ans-apres-lindependance/
[1] Gros sacs en plastique dans lesquels les « entrepreneurs » de l’économie privée transportent l’argent de leurs transactions.
[2] Le commerce c’est licite !
[3] Mon associé !
[4] Populaire (pour dire privé) versus gouvernemental
[5] Qui « brûlent » les frontières (en arabe). Nom donné aux « illégaux » qui quittent le pays clandestinement (par voie de mer, généralement) pour entrer en Europe. Certains périront noyés en Méditerranée avant d’arriver à leur destination. (En 2006, les garde-côtes ont intercepté et ramené à terre 4500 Algériens qui essayaient de rallier l’Europe illégalement, révèle la journaliste Florence Beaugé (cf. Algérie pays riche, peuple pauvre. In Le Monde du 5 décembre 2007), qui signale que leur nombre a quintuplé entre 2005 et 2007, bondissant de 335 à 1568 (Harragas, un avenir à tout prix. In Le Monde du 17 mai 2008).
[6] C’est une idée très largement partagée chez les élites algériennes et omniprésente dans les médias, que les revenus pétroliers (et gaziers) « abondants », la rente pétrolière, constituent un obstacle à l’instauration d’un régime démocratique parce qu’ils confèrent au pouvoir le privilège autocratique de gouverner sans être captif d’aucun groupe social ou courant politique ni tenu de rendre des comptes, en un mot sans contre pouvoirs.
[7] « L’Algérie, écrit l’avocat libéral Ali Yahia Abdennour, a besoin d’une courte transition pour agréger des forces différentes, sinon divergentes autour d’une démocratie juridique qui consacrerait le régime du droit et de l’Etat de droit, avec des pouvoirs séparés et équilibrés et le respect des libertés individuelles et collectives »(El Watan 12/11/13).C’est dans ces termes que Maitre Ali Yahia Abdenour, président de la Ligue Algérienne des Droits de l’Homme et figure en vue de l’opposition, formule la revendication de changement du système.