L’appareil photo numérique doublé de la capacité de stockage énorme crée une abondance visuelle. La haute résolution ou la retouche photo produisent un effet « plus beau que nature ». A l’ère de la vidéosphère, ça devient un effet de « plus vrai que nature » qui compense la pauvreté du moi dépossédé de ses moyens de production, de ses moyens d’existence sociale, existence où l’aspect social de l’individu s’est scindé en deux : le sociétal et le professionnel. « On ne mêle pas vie professionnelle et vie privée » (c.-à-d. sociale), dit-on. Elles seraient deux vies séparées. Or, ces deux aspects (le professionnel et le privé) ne peuvent être séparés, puisque ce sont deux faces d’une même pièce de monnaie. Et du coup, la nécessité du CV professionnel engendre la nécessité d’un CV sociétal. Les expériences professionnelles demandent un équivalent dans la vie sociétale : ce sont les expériences photo qu’il faut embellir comme on peut, avec toute la rhétorique nécessaire ; rhétorique enseignée par notre monde hautement médiatique et communicationnel.
L’appareil photo numérique est comme un exutoire du besoin permanent d’abondance, et l’abondance d’une image méliorative de soi est un besoin suprême. Les réseaux sociaux sont un amplificateur d’image : il faut soigner son image. La richesse c’est l’abondance, et l’abondance d’images transforme, dans ce monde rythmé par l’événementiel, un simple événement en un événement important. Cette abondance peut changer la vie médiocre du travailleur-consommateur, la rendre « plus » et « mieux » visible, et donc meilleure quantitativement et qualitativement. Tout comme l’abondance de viande nous fait oublier l’abattage des animaux, l’abondance d’images nous fait oublier l’abattage du moi qui devient nourriture pour les autres.
Ironiquement, la séparation « séculaire » de vie privée et de vie professionnelle n’arrive pas à séparer l’inséparable ; notre vie sociétale n’arrive plus à se nommer privée ; notre image est facile à produire et à dupliquer ; abondante, son prix de vente tombe, autant la rendre gratuite, voire publique. Tout comme nous, dont le rôle, le « métier », diplômés ou non, est duplicable à souhait, des copies de nous sur le marché du travail il y en a à foison. Ce qui différencie les copies est, en dernière instance, leur qualité intrinsèque ; idem pour l’image, on est beau ou moche, on est riche ou pauvre, tout embellissement, qu’il marche ou pas, est une illusion qui consiste à nous faire exprimer nos rapports avec nos réelles conditions d’existence selon la dialectique de l’idéologie qui domine nos sens et nos pensées.
L’appareil photo numérique sert certes au travail artistique « professionnel », et il sert par ailleurs au travail anodin sociétal, l’appareil HD professionnel est en soit un prestige, il permet de mieux capturer des instants de sa vie. Le HD de l’appareil « corrige » le LD (Low definition= la basse définition) de la vie. Etant donné que la vie se vit, aujourd’hui, en instants et non pas à tout instant, le moment de s’arrêter – parfois on ne s’arrête même pas – pour prendre une rafale d’infinis clichés « corrige » la vision de la finitude des ressources de notre planète que l’idéologie néolibérale tente de faire croire infinie. Essayer de capturer tous les instants de vie avec des images matérielles finies à la place de nos yeux, lesquels n’ont pas le temps de contempler, est un effort vain de se prouver sa connexion avec la réalité, surtout dans ce mode de vie citadin déconnecté de la biosphère planétaire.
Essayer d’harmoniser sa vie sociétale sur sa vie professionnelle par le truchement des images est une course sans fin. C’est comme le serpent qui se mord la queue ; le cycle production-consommation. La division de la vision en photos est comme la division du travail en tâches. La vie du salarié est cycliquement, infiniment, fragmentée. Le salarié n’a pas le temps de contempler et de réfléchir, de recomposer ses sens et ses pensées. On doit lui faire méconnaître ceci : « la consommation et le travail, la vie professionnelle et la vie sociétale sont une seule est même vie ! »
El Marto sosyal-المارطو صوصيال 