Phrase entendue maintes fois, dans différentes couches sociales, comme unique solution à nos problèmes: « Il faut éradiquer ce peuple et le remplacer par un autre. »
Et, devant notre regard perplexe, de surenchérir, dans un accès de radicalité révolutionnaire (voir le langage corporel, où se dessinent des fantasmes de napalm et de charnier): « Il faut un peuple nouveau, déconnecté de l’ancienne génération. »
Approfondissons un peu cette accès de bêtise profonde. En dissipant les fumées du pathos, comme souvent, nous allons débusquer l’imbécilité.
Mais d’abord, reformulons: qu’est-ce qui peut amener un quidam à penser – fût-ce fantasmatiquement – qu’un peuple se crée ex-nihilo (à partir de rien)? Rien, car le ressort psychologique derrière le fantasme n’est pas de créer un peuple ex-nihilo, mais EX-MACHINA (à partir d’une machine, truché) : tout droit sorti de l’usine à bon peuple. Et où se trouve, dans l’esprit de l’aliéné, cette manufacture de peuples modernes et éclairés?
On le devine aisément, mais, avant de répondre, voyons d’abord d’où procède cette pensée a-historique, réifiée, qui méconnait à ce point le processus historique qui préside à la génération d’un peuple, d’une conscience nationale, et qui désire rien de moins qu’une génération spontanée sans attache avec le passé, et donc sans transmission de mémoire, d’histoire, de valeurs:
– La réification (chosification) généralisée: c’est-à-dire la médiation de l’ensemble des rapports sociaux par des choses: la marchandise et l’image. Les rapports sociaux presque entièrement calqués sur les attitudes pré-établies du spectacle (au sens debordien du terme, c’est-à-dire comme défini par le philosophe Guy Debord), lequel se donne à voir comme quintessence du naturel humain, UNIVERSEL, valant pour tous les temps et tous les endroits, ACHÈVEMENT du progrès et du développement humain – les acteurs de ces rapports réifiés perdent de vue – littéralement – le développement historique d’où est issu leur époque et leur société, et s’imaginent qu’un peuple se crée à partir d’un MODÈLE universel, d’un patron sur lequel se taille l’étoffe dont on fait les sociétés dites modernes.
Or, cette réification n’est possible que grâce à la fausse conscience produite par:
– Le spectacle permanent: C’est à dire le recouvrement de la quasi-totalité de l’espace médiatique par l’éloge de la marchandise, qu’il soit direct (publicité, cinéma, divertissement, etc.) ou indirect (fabrication de l’information de manière à justifier, sinon louer, le système de domination dont le mode de production capitaliste est la base matérielle, etc.). L’hégémonie du mode de production impose l’hégémonie de sa superstructure sur l’ensemble de la planète:
« La société porteuse du spectacle ne domine pas seulement par son hégémonie économique les régions sous-développées. Elle les domine en tant que société du spectacle. Là où la base matérielle est encore absente, la société moderne a déjà envahi spectaculairement la surface sociale de chaque continent. Elle définit le programme d’une classe dirigeante et préside à sa constitution. De même qu’elle présente les pseudo-biens à convoiter, de même elle offre aux révolutionnaires locaux les faux modèles de révolution. » (Guy Debord, La société du spectacle.)
« … Il y a une constellation de données, une série de propositions qui, lentement, sournoisement, à la faveur des écrits, des journaux, de l’éducation, des livres scolaires, des affiches, du cinéma, de la radio pénètrent un individu – EN CONSTITUANT LA VISION DU MONDE DE LA COLLECTIVITE A LAQUELLE IL APPARTIENT. » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.)
L’hégémonie du spectacle consacre donc:
– L’hégémonie de la pensée unique: autrement dit: du prêt-à-penser. Le spectacle étant « le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image* » (presse, TV, cinéma, et l’ensemble des moyens techniques de l’information que le capitalisme détourne à seule fin de les consacrer à son propre éloge: procédé habituel d’assujettissement des forces productives au culte du profit) – l’hégémonie du mode de production permet donc l’hégémonie de sa superstructure, c’est à dire de la fausse conscience qui croît sur cette base matérielle. Fausse conscience qui ingurgite le racisme, l’essentialisme, et d’où provient le complexe d’infériorité qui lui fait réclamer l’éradication des siens, et leur remplacement par les ersatz (imitations médiocres) d’hommes de la société dite moderne.
De même que le consommateur se rue sur la pacotille du marché pour habiller son corps selon les injonctions de la mode, sans envisager un instant le producteur (et donc sans voir les travailleurs exploités – dont des enfants – ni les profits faramineux réalisés sur leur dos), de même il se coiffe du prêt-à-penser qui recouvre la quasi totalité de l’espace médiatique, sans interroger ses axiomes, ni remettre en cause les prémisses de ses « superstitions spectaculaires**. »
Ainsi, sentant inconsciemment avec quelle facilité on peut intégrer un ensemble de préjugés et de mythes, pour peu qu’ils soient rabâchés quotidiennement par le crétinisme médiatique, jusqu’à effacer votre propre culture d’origine, pourtant fruit d’une longue maturation historique multi-séculaire, l’abruti consommateur – s’érigeant inconsciemment en exemple – en vient à penser qu’il n’est finalement pas si sorcier de produire un peuple; de la production de sa fausse conscience, il induit confusément la facilité de massifier ce procès de production à l’ensemble d’un peuple! Il s’agit de rien de moins que de produire industriellement une conscience nationale! (collective serait plus juste en l’occurrence). Pas plus sorcier que la production industrielle des jeans et des costards!
Or, comme il parait que nous sommes incapables de rien produire, et que cette incapacité vient de notre refus de ce mimétisme aveugle de la fausse conscience spectaculaire, et de ses moeurs préfabriquées, il faut éradiquer ce peuple, et le remplacer par un autre: « Il faut une nouvelle génération! » Comprendre: sans aucune attache avec les précédentes, complètement vierge et disponible pour le téléchargement massif de la doxa mondialisée, de la pensée unique « universaliste ». Une génération idéalement certifiée iso, selon les normes du spectacle dominant, qui n’aurait à la bouche que: profit, libre entrepreunariat, libre concurrence (c’est à dire libre prédation), etc. Et puis, pour faire un peu joli: tolérance (excepté envers « les barbus et les allumés de la nation »), vivre-ensemble (c’est à dire développer les conduites d’évitement qui permettent d’ignorer les inégalités de classe; en un mot: scotomisation), respect de « l’Autre », amour, bisou, mouah, etc. (tout cela n’est pas bien sérieux…).
Enfin, pour rire un peu, vous pouvez demander à celui qui prône d’éradiquer ce peuple, s’il faut l’inclure dans le lot, lui réserver sa part de napalm.
Du névrosé médiatique qui refuse d’être assimilé à l’image du barbu édenté, sale, hirsute, que lui a fabriquée son maître Robinson, et à qui il préfère donc obséquieusement s’identifier, en opérant « une lactification hallucinatoire*** » – des foucades de ce névrosé au quidam, le même ressort psychologique, la même aliénation: complexe d’infériorité d’où résulte le fantasme de s’extraire de l’indigénat. (Auquel se surajoutent dans certains cas des griefs qui suscitent le désir d’éradiquer l’indigénat derrière soi, sans doute pour liquider un passé traumatique – pauvre chou! A moins qu’il ne s’agît simplement de faire table rase de toute attache rappelant cette appartenance honteuse, l’éradication du peuple équivalant, sur le plan symbolique, au déchirement des papiers d’identité. A rapprocher du prodigieux agacement du touriste qui croise des compatriotes: « Purée! Où que tu ailles, il faut que tu tombes sur des algériens! » Comprendre: Impossible de s’oublier, de se noyer dans le bain de foule occidental pour se purifier momentanément de ses origines, sans qu’un compatriote, miroir espiègle et intempestif, vienne vous les rappeler par sa seule présence, et vicier l’eau du bain.)
Dans une nation qui compte parmi ses héros fondateur Frantz Fanon!
C’est que, encore une fois, il faut garder en tête que « chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir**** ».
Une génération créée ex-machina, biberonnée au spectacle, coupée de ses origines, aliénée de sa mémoire et de son histoire, mutilée de son combat fondateur, ne peut même prendre conscience de sa mission.
L’opacité des conditions de sa découverte rendant difficile cette prise de conscience, on comprend l’empressement de l’impérialisme à bichonner les enfumeurs.
Frantz, mon frère, passe-moi le ventilo s’il-te-plait!
Écrit par: Djawad Rostom Touati
* Guy Debord, La société du spectacle.
** Expression de Guy Debord, dans « In girum imus nocte et consumimur igni ».
*** Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.
*** Frantz Fanon, Les damnés de la terre.
Tiens ! je viens de le remarquer ce texte, et j’apprécie bien. Tes évocations de la société du spectacle, quand je lisais, m’ont fait penser à passage de rap : « Dans sa tête le rayonnement du tube cathodique a étouffé les vibrations des Tam-Tam de l’Afrique ». (IAM, « Petit Frère »).
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