
Dans le dernier chapitre des « Damnés de la terre », du regretté Frantz Fanon, chapitre intitulé « Guerre coloniale et troubles mentaux », on peut lire, concernant le « lavage de cerveau » opéré par les services psychologiques sur les intellectuels algériens détenus par ces services, que ces intellectuels sont invités à (début de citation):
« b) Faire des exposés sur la valeur de l’oeuvre française et sur le bien-fondé de la colonisation:
Pour mener à bien cette tâche, on est largement entouré de « conseillers politiques »: offices des Affaires indigènes, ou mieux encore: psychologues, psychologues de la vie sociale, sociologues, etc.
- c) Prendre les arguments de la Révolution algérienne et les combattre un à un:
L’Algérie n’est pas une nation, n’a jamais été une nation, ne sera jamais une nation.
Il n’y a pas de « peuple algérien ».
Le patriotisme algérien est un non-sens.
Les « fellagas » sont des ambitieux, des criminels, de pauvres types trompés.
Tour à tour, chaque intellectuel doit faire un exposé sur ces thèmes, et l’exposé doit être convaincant. Des notes (les fameuses « récompenses ») sont attribuées et totalisées à la fin de chaque mois. Elle serviront d’éléments d’appréciation pour décider ou non de la sortie de l’intellectuel. » Fin de citation.
Or, nous pouvons lire aujourd’hui:
« Le village n’avait pas toujours été ainsi, satellisé, tournant autour d’un souvenir de la Terre, gris et incapable de déchiffrer sa propre plaque tant il croyait le reste de l’humanité défunte: comme tous les autres villages, il perdit sa liberté avec l’Indépendance et le départ du Colon, cet homme blanc qui le traitait comme un âne mais le pensait quand même vivant. » Kamel Daoud, La préface du nègre.
«Je ne veux pas te raconter nos misères, car à l’époque (coloniale, NDR), il ne s’agissait que de faim, pas d’injustice.» Le même, Meursault, Contre-enquête.
« Tu saisiras mieux ma version des faits si tu acceptes l’idée que cette histoire ressemble à un récit des origines : Caïn est venu ici pour construire des villes et des routes, domestiquer gens, sols et racines. Zoudj était le parent pauvre, allongé au soleil dans la pose paresseuse qu’on lui suppose, … » Ibid.
« …Ils (les moudjahidines, NDR) couchaient les poteaux télégraphiques, rompaient les ponts, renversaient les tortillards en leur balançant des versets depuis la falaise. A ceux qui avaient de l’instruction, qu’ils enlevaient dans les ténèbres de telth el khali, ils réservaient un sort peu enviables dont ils ne revenaient que sans vie ; aux humbles, aux demeurés, aux bêtes de somme, aux aveugles, ils offraient la promesse d’un avenir sans labeur ni raison ; aux bandits d’honneur, aux poètes, aux joueurs de flute, ils prédisaient une fin sans gloire ; aux despotes, aux calculateurs, aux gens troubles, aux violeurs d’enfant, ils parlaient à mots couverts d’une caverne où tiendrait toute la lie du monde ; aux gibiers de potence, aux maquignons, à ceux qui avaient abandonné père et mère, à ceux qui trafiquaient le pain et le lait, ils annonçaient un destin hors du commun ; en la femme, que rien ne distrait du rêve et du champ, ils voyaient une paix à vivre plein de dangers ; ils en parlaient avec des gestes de faucheur de foin ; les profondeurs de la terre étaient leur cachette, les nuages plein d’éclairs leurs destrier, le Coran leur grimoire à malices ; … » Sansal, Le serment des barbares.
Et passons sur l’Algérie qui est « une fausse nation », son peuple qui n’est pas un peuple mais une foule, et la caricature de tout élan patriotique en « wantoutrisme ».
L’impérialisme, en mal de créativité, ne sait faire que du neuf avec du vieux. Sa seule innovation est d’être passé de la coercition à la subornation de supplétifs aliénés, trop contents de ronger les os d’une notoriété éphémère forgées à coup de « prix » et de « distinctions » (les fameuses « récompenses », pour reprendre les termes de Fanon).
Ainsi, on le voit, l’oeuvre de notre valeureux compatriote, dont nous venons de commémorer la mort (06 décembre 1961), est on ne peut plus d’actualité. Cela explique sans doute pourquoi certains aimeraient bien édulcorer Fanon, le tronquer, séparer le psychiatre du révolutionnaire, pour in fine releguer l’ensemble de l’oeuvre au musée des idées, et réduire l’évocation de l’homme à de fades commémorations, où l’anecdote oiseuse prime la mise en exergue des concepts fanoniens indispensables à l’analyse de la réalité présente, des vieux rapports de force maquillés des mêmes idéologies maladroitement ravaudées.
Pour conclure, un extrait d’un passionnant échange écouté à la radio algérienne (La République des arts):
» – … On dit d’ailleurs que l’histoire est un éternel recommencement.
– Oui, pour celui qui ne la connait pas. »
Écrit par: Djawad Rostom Touati
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