Décoloniser l’enseignement

« Un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage », écrivait Frantz Fanon dans « peau noire, masques blancs ». C’est en effet par la capacité à nommer le monde que l’on peut commencer à le maîtriser, puis éventuellement le transformer. Maîtrise symbolique d’abord, effective ensuite.

Or, c’est presque devenu un lieu commun de dire que le langage est en déperdition, et que l’idiome contemporain est d’une pauvreté telle que le monde qu’il peut embrasser se réduit chaque jour comme une peau de chagrin. L’individu dit moderne, enfermé dans son narcissisme, n’attend de ses échanges de plus en plus virtuels qu’un miroir où se contempler, et non plus un regard différent sur le monde, qui enrichirait le sien. Et comment pourrait-il en être autrement si, comme le notait judicieusement Debord, les gens sont « séparés entre eux par la perte de tout langage adéquat aux faits ».

Cette déperdition du langage prend sa source dans différentes déterminations, qu’il serait trop long d’examiner ici. Bornons-nous à quelques réflexions sur le rôle de l’école dans cette décadence, à la lumière de la critique magistrale effectuée par Malika Griffou dans son ouvrage : « L’école algérienne : d’Ibn-Badis à Pavlov. »

Mme Griffou avait cité plusieurs passages du guide du maître pour la première année fondamentale, dignes du manuel de Novlangue dans le célèbre roman d’Orwell. Dans ledit guide, on peut lire : « Les dialogues et termes doivent être simples pour en faciliter la répétition. » Ou encore : « Il n’est pas possible que le maître se donne pour but de fournir une diversité de significations. Il devra préférer par exemple le terme générique « oiseau » à « hirondelle » et le mot « rouge » à « carmin ».

A ce jour, on retrouve cette même injonction à la simplification. Il s’agit désormais de passer de « l’enseignement » à « l’apprentissage », de privilégier la simplicité et la « mesurabilité » : nous sommes bien à l’ère de la réification, dénoncée par maints auteurs, et notamment par Lukacs dans Histoire et conscience de classe.

Il fut un temps où l’école reproduisait la structure rigide et la discipline draconienne de l’usine. Aujourd’hui que le secteur tertiaire domine l’économie, il s’agit désormais d’opérer une approche par « compétences », de former « l’apprenant » aux « projets » et autres « missions » des entreprises qui constituent la majorité des débouchées sur le marché du travail. D’où l’irruption du jargon de ces entreprises à l’école : brainstorming, travail en groupe pour « la résolution de situations problématiques », etc.

Dans cette optique, ce n’est pas la capacité de penser, concevoir, critiquer, qui est privilégiée, mais, derrière tout un verbiage mélioratif, la sacro-sainte faculté de « s’adapter », de « s’intégrer » aux exigences d’une situation qui est primordiale. Penser ? Trop vague, pas assez mesurable – et surtout rentable ! – ce qui importe est d’apprendre à trouver des solutions à des problèmes parcellaires dont l’unité se résume à cette question : comment augmenter le chiffre d’affaire de la boite ?

On comprend qu’une telle perspective ne peut que reposer sur un appauvrissement du langage, condition sine qua none de l’appauvrissement de l’esprit critique. Ainsi, Orwell écrivait, dans son célèbre « 1984 » : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. » Plus loin, l’auteur explique encore : « Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but. »

Un exemple concret pour illustrer mon propos. Le programme de 1ère AS se décline comme suit : Le premier trimestre, le plus long, celui où, « l’apprenant » rentré de trois mois de vacances, est censé déborder d’énergie, est consacré en majeure partie au texte explicatif, où les « compétences » s’articulent essentiellement autour de la capacité à contracter un texte, puis à le résumer, avant d’arriver finalement à le reformuler de manière simplifiée, dans le cadre de la vulgarisation scientifique.

Puis, au second trimestre, le plus court, revient le sacro-saint texte argumentatif : il s’agirait pour « l’apprenant » d’acquérir les notions et techniques lui permettant de défendre les idées… qu’il n’a pas ! (non qu’il manque d’intelligence, mais parce qu’il ne possède pas le langage approprié pour formuler lesdites idées.)

Enfin, ce n’est qu’au troisième trimestre, où les batteries commencent à être à plat et l’arôme des grandes vacances à chatouiller les narines, qu’est proposé un thème véritablement littéraire (au sens large, non celui de la filière d’enseignement) : la nouvelle, parasitée par le radotage du « fait divers » pour la filière littéraire.

Ainsi, l’unité où « l’apprenant » est le plus susceptible d’acquérir un lexique riche et varié, et qui stimule le mieux son imagination et sa créativité, est placé en fin de programme, tandis qu’en début d’année, on lui propose un travail de… secrétaire. Vient ensuite la cerise sur le gâteau : un court trimestre pour lui apprendre à « argumenter », c’est-à-dire, en vérité, étant dans l’incapacité de formuler des arguments et concepts dans une langue mal maîtrisée, afin de le conditionner à régurgiter les mantras de la pensée dominante.

Et l’on s’étonne ensuite que les adolescents de « la génération Y » pensent et disent les mêmes choses, aient plus ou moins les mêmes goûts, et soient à ce point déconnectés des réalités qu’ils peinent à appréhender, étant dans l’incapacité d’en formuler les modalités ?

Que les médias omniprésents aient grande part dans cette uniformisation par le bas, cela ne fait nul doute. Mais l’institutionnalisation du novlangue ne peut que consolider ce que d’aucuns avaient dénoncé comme « la mondialisation de l’imbécilité », et qui a fait choisir à Jean-Paul Brighelli ce titre corrosif pour son ouvrage sur l’école moderne : « La fabrique du crétin*. »

A l’ère où les révolutions colorées font des étudiants leur cœur de cible et leur fer de lance, il ne serait peut-être pas vain de s’interroger sur le processus d’analphabétisation qui a permis d’ériger des abstractions creuses en slogans révolutionnaires.

Écrit par: Djawad Rostom Touati

(*) Nazim Mohamed Zakari Kouidrat, étudiant en médecine, a écrit une excellente note de lecture sur cet ouvrage, que l’on peut consulter sur ce lien (page 35) :

https://drive.google.com/file/d/1DNaR4TVLwcUIYy1X1zzfsqp7KcAxfZGD/view

3 réflexions sur « Décoloniser l’enseignement »

  1. Bonjour, sur quel adresse puis-je vous écrire ? Bien à vous.

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    1. Bonsoir Hocine! Désolé pour notre réponse en retard. Vous pouvez nous écrire à cette adresse: elmartososyal@gmail.com
      Bien à vous

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  2. J’ai oublié de vous laisser mon adresse: hocinetand75@gmail.com

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